La Petite maison (Jacques-François ANCELOT - Nicolas-Paul DUPORT)

Comédie en deux actes

Représentée pour la première fois, à Paris, sur le Théâtre du Palais-Royal, le 3 avril 1838.

 

Personnages

 

LE VICOMTE DE FAVEROLLES

LE COMTE DE SURGY

LE CHEVALIER

LE MARQUIS

GLOUSSARD, tapissier décorateur

GAUTRU, concierge de la petite maison

LA MARQUISE DE MAILLECOURT, tante du vicomte et de Zélie

ZÉLIE

SAINT-JEAN, domestique du vicomte

 

L’action se passe en 1779. La scène est, au premier acte, dans la petite maison, située près de Paris ; au second, dans l’hôtel de la marquise de Maillecourt.

 

 

ACTE I

 

Le théâtre représente un salon. Grande porte au fond ; à droite et toujours au fond, une petite porte dérobée ; à gauche, sur le premier plan, une porte ; à droite, porte et une fenêtre. Ameublement élégant. Un sofa à gauche.

 

 

Scène première

 

GAUTRU, SAINT-JEAN

 

GAUTRU, entrant par le fond.

Saint-Jean ! Saint-Jean !... Mais où est-il donc ? et le café de ces messieurs ?...

SAINT-JEAN, entrant par la droite, la cafetière à la main.

Je viens de le servir.

GAUTRU.

Bien ! moi, je leur ai donné les liqueurs... celles que feu M. l’amiral aimait tant : Verse, verse encore, me disait-il, ça rajeunit.

SAINT-JEAN.

Le gaillard !

GAUTRU.

Il se rajeunissait trop ; c’est ça qui l’a empêché de vieillir.

SAINT-JEAN.

Vous n’y perdrez rien. Son neveu, le jeune comte de Surgy, qui, dans ses habitudes de marin, n’a pas contracté celle d’une petite maison, vient de vendre celle-ci à mon maître, le vicomte de Faverolles, que vous y verrez souvent... parce que tout près de Paris... trois sorties... c’est si commode... Tenez, déjà aujourd’hui... un brillant dîner pour pendre la crémaillère.

GAUTRU.

Ça m’a même assez embarrassé, moi qui me trouve compris dans le marché en ma qualité de concierge ; j’étais là entre mes deux maîtres, celui d’hier et celui de demain, ne sachant pas bien encore auquel je dois obéir aujourd’hui...

On entend des éclats de rire.

Je crois qu’on se lève de table... les voilà !...

Gautru et Saint-Jean sortent par le fond.

 

 

Scène II

 

LE MARQUIS, LE VICOMTE, LE COMTE, LE CHEVALIER

 

Ils arrivent par la porte de droite.

Chœur.

LE VICOMTE, LE COMTE et LES JEUNES SEIGNEURS.

Air : Que la gaité, notre compagne (le Quaker et la Danseuse).

Mes chers amis, par la folie
Inaugurons ce beau séjour ;
L’amour у doit charmer la vie ;
Chantons la folie et l’amour.

LE VICOMTE.

Oui, mes amis... ce sera un bijou, une bonbonnière ; tout remis à neuf et sans perdre de temps ; car le tapissier est déjà ici depuis hier... ainsi ne vous gênez pas, quand vous aurez besoin d’un local mystérieux, l’amitié sera fière d’offrir l’hospitalité à l’amour.

LE MARQUIS.

Nous acceptons avec reconnaissance ; mais je doute que Surgy...

LE VICOMTE.

Aussi ce n’est pas pour lui que je dis cela ; il se modèle sur notre roi Louis XVI, il est pour les mœurs...

LE CHEVALIER.

Oui, un sage...

LE MARQUIS.

Un Caton...

LE COMTE.

Ah çà ! finissez, ne me prêtez pas de ridicules...

LE VICOMTE, d’un air railleur.

Dam !... on ne prête qu’aux riches...

LE COMTE.

Oui, quand on est le plus riche...

LE MARQUIS.

Bien attaqué !... bien défendu !

LE COMTE.

Moi, mes amis, je n’y mets point d’hypocrisie. 

Air : Restez, restez:, troupe jolie.

Moi, qui, dès ma tendre jeunesse,
Ai couru les mers constamment,
Je n’entends rien, je le confesse,
Aux femmes, et c’est très gênant
Pour devenir un conquérant :
J’ignore comme on les attire
Sans jamais se laisser charmer ;
Et quand vous savez les séduire,
Moi, je ne sais que les aimer.

Parlé.

Témoin ma dernière maîtresse.

LE VICOMTE, d’un air fat.

Ah ! la petite Euphrasie...

LE COMTE.

Une danseuse de l’Opéra que je m’étais donnée par ton ; et puis peu à peu, en niais, en vraie dupe, j’avais fini par m’attacher à elle, par l’adorer comme un fou, quand monsieur me l’a soufflée...

LE VICOMTE.

Et ne voulait-il pas se couper la gorge avec moi ?... mais, comme je lui ai dit, entre amis on ne doit se battre que pour quelque chose qui en vaille la peine ; pour des maîtresses, jamais ! Prends la revanche : avec elles, mon cher, c’est au plus spirituel et au plus adroit... Souffle-m’en une, plusieurs... tu me rendras service ; j’en ai trop !

LE COMTE, à part.

Le fat !

LE VICOMTE, d’un air goguenard et suffisant.

Mais il n’y a pas mis d’obligeance du tout... il n’a jamais pu...Ah ! dam, c’est qu’on peut dire de moi, comme de je ne sais plus quel général :

« Ce conquérant garde bien ses conquêtes,  
« Et l’on ignore encor parmi ses ennemis 
« L’art de reprendre un fort qu’une fois il a pris. »

LE MARQUIS.

Il se compare à un héros de Corneille... rien que cela.

LE COMTE, à part.

Dieu ! quel plaisir j’aurais à lui donner une bonne leçon !

LE VICOMTE.

C’est au point que ma tante, la marquise de Maillecourt, quoiqu’elle ait brillé dans son temps parmi les coquettes du règne de Louis XV, a été effrayée de mes succès... elle me sermonne, elle me dit que, quand on a, comme moi, une charge à la cour, il faut se conformer aux fantaisies du monarque, et que, puisque maintenant les mœurs sont en faveur, c’est une mode à prendre comme autre... bref, elle me prêche pour faire venir en fin ma femme auprès de moi.

TOUS.

Ta femme !

LE COMTE.

Tu n’es donc pas garçon comme nous ?

LE MARQUIS.

Messieurs, un faux frère !... un mari dans nos rangs...

LE VICOMTE.

Un mari... pas tout-à-fait.

LE COMTE.

Comment, pas tout-à-fait ?... Le mariage n’est pas susceptible de plus ou de moins...

LE MARQUIS.

Ce n’est pas comme ce qui le suit...

LE CHEVALIER.

Ah ! oui, le...

LE VICOMTE.

Riez, riez... je suis bien tranquille sur la fidélité de ma femme ; comme elle n’a pas quitté son couvent près de Toulouse, depuis quinze ans que nous sommes unis...

TOUS.

Quinze ans...

LE MARQUIS.

Diable !... elle en aurait donc à présent plus de trente ?

LE VICOMTE.

Elle n’en a pas seize...

LE COMTE.

Je devine... un mariage enfantin.

LE VICOMTE.

Mon Dieu !... oui... une cousine au berceau, des intérêts de famille, des biens qu’on ne voulait pas diviser... car elle est très riche, ma femme... et même très jolie, si j’en crois notre tante, qui est allée dernièrement la voir... car, pour moi, le seul souvenir qui me soit resté d’elle, c’est qu’au moment où on nous mariait, elle pleurait pour avoir sa nourrice... maintenant, c’est pour avoir son mari qu’elle pleure... Ces Toulousaines !... des têtes méridionales... c’est d’une impatience !...

LE COMTE.

Prends-y garde, alors... si tu attends trop, elle n’attendra peut-être plus...

LE VICOMTE.

Plaît-il ?

LE COMTE.

Sans doute : ces unions anticipées, l’un des privilèges de la noblesse, ne deviennent pourtant définitives et indissolubles, que quand les deux époux, parvenus à l’âge de raison, se laissent volontairement réunir l’un à l’autre ; sans quoi, il suffirait d’une simple requête en nullité.

LE VICOMTE.

Aussi vais-je m’exécuter, dire adieu à la vie de garçon...

LE COMTE.

Il y paraît...

LE MARQUIS.

Cette petite maison que tu viens d’acheter à Surgy...

LE VICOMTE.

Justement ! C’est du luxe pour un garçon ; mais ce n’est que le strict nécessaire pour un homme marié.

LE COMTE.

Comment cela ?

LE VICOMTE.

Au lieu de recevoir mes maîtresses au domicile conjugal, je les amènerai ici... j’espère que c’est un égard pour ma femme...

LE COMTE, aux autres jeunes gens, à demi-voix.

Dites donc ! si, dans le ménage, les égards sont réciproques...

Ils rient.

LE VICOMTE, continuant, sans y faire attention.

Du reste, j’étrenne ce soir...

LE MARQUIS.

Bah !... tu étrennes ?...

LE CHEVALIER.

Et avec qui ?

LE COMTE.

Quelque grande dame !...

LE VICOMTE.

Au contraire... la candeur même. Une jeune couturière, jolie comme les amours, que j’ai remarquée chez ma tante, où elle travaille... Plusieurs fois je lui ai glissé des billets doux... mais impossible de la décider à venir dans mon hôtel... Oh ! Suzette a des principes !... elle craignait d’être vue... mais lorsque je lui ai eu proposé ma nouvelle acquisition pour le lieu du rendez-vous, elle a consenti à s’y rendre ce soir même.

LE COMTE.

Avec ses principes...

LE VICOMTE.

Justement ! car elle a juré de s’enfuir à l’apparition du moindre flambeau... On ne pousse pas plus loin l’horreur des lumières...

LE COMTE, à part.

C’est bon à savoir...

 

 

Scène III

 

LES MÊMES, GLOUSSARD, entrant par la porte de gauche

 

GLOUSSARD, au vicomte.

Pardon, excuse, monsieur le vicomte, je puis-t-il entrer ?...

LE MARQUIS, riant, aux jeunes seigneurs.

Ah ! quelle tournure hétéroclite !...

Les seigneurs rient.

LE VICOMTE.

Mon tapissier... Approche... Qu’est-ce que tu mu veux, Gloussard ?...

GLOUSSARD.

C’est que je viens d’achever la tenture du boudoir, et je voulais prier M. le vicomte de choisir parmi les échantillons de bordure que j’ai là sur moi...

LE VICOMTE.

Soit... montre-nous-les...

GLOUSSARD.

Tout de suite... voilà...

Il fouille dans ses poches et en tire divers objets ridicules, de nature à prêter à des lazzis et à des bouffonneries.

Pardon, ne vous impatientez pas...

Comme s’il trouvait.

Ah !...

Changeant de ton.

Non !...

LE VICOMTE.

Eh bien... ces échantillons...

GLOUSSARD.

Eh ben !... une distraction... Je les aurai laissés dans le boudoir... depuis ce matin j’ai si peu la tête à moi...

Soupirant.

Quand on a des peines de cœur !

LE COMTE.

Des peines de cœur !

LE VICOMTE.

Toi !...

GLOUSSARD.

Et de conséquentes... que si quelqu’un me faisait, pour le quart d’heure, l’amitié de me canarder à coups de fusil, ou de me jeter de dessus le Pont-Neuf avec une collection de pierres au cou, il y aurait pour moi du bénéfice, je lui devrais du retour... Mais c’est égal, l’homme a beau souffrir, le tapissier est à son poste.

Air de la Robe et des bottes.

Pour l’exactitude on me r’nomme,
Et rien n ‘ me fait oublier mon devoir ;
J’ suis tapissier avant d’être homme,
Aussi j’ suis v’nu décorer vot’ boudoir.
Dans notre étal, quelqu’ chagrin qui nous tienne,
À gémir loin de s’amuser,
Il faut brav’ment travailler tout’ la s’maine,
L’ dimanche on pleur’ pour se reposer,

LE VICOMTE.

Conte-nous donc ce grand chagrin...

Aux jeunes seigneurs.

ça nous amusera.

LE COMTE, avec honte.

Et s’il y a de la ressource, nous voilà tous qui ne serions pas fâchés de trouver l’occasion d’une bonne œuvre, n’est-ce pas, mes amis ?...

TOUS LES SEIGNEURS.

Oui... oui...

LE MARQUIS.

En fait de bonnes œuvres, nous sommes toujours en fonds...

LE VICOMTE.

Attendu les économies...

GLOUSSARD.

Bien reconnaissant, messeigneurs ; et, au fait, vous pourriez peut-être me rendre un fameux service...

LE COMTE.

Parle... est-ce besoin d’argent ?... es-lui dans la gène ?...

GLOUSSARD.

Moi... le premier de mon état... je suis trop à mon aise pour être gêné.

LE MARQUIS.

Est-ce quelque objet perdu ?...

CLOUSSARD.

J’en ai peur... c’est une jeune personne...

LE VICOMTE, l’interrompant.

Ah ! mons Gloussard est amoureux...

LE CHEVALIER, riant.

Bah !...

LE MARQUIS.

Avec cette figure-là !

GLOUSSARD.

Et pourquoi pas, mes jeunes seigneurs ?... pour quoi le tapissier serait-il insensible ? Il n’y a pas un état qui pousse plus à la tendresse et au sentiment. Qu’est-ce qui suspend un baldaquin dans une chambre à coucher ? Si vous croyez que ça ne donne pas des idées... On n’imagine pas comme le baldaquin est anacréontique ; mais rien que la pose d’un verrou, d’un simple verrou dans un boudoir, ça lui fait travailler la tête à ce malheureux tapissier, qu’il en donne plus de coups de marteau sur ses doigts que sur ses clous : voilà, voilà qui est voluptueux. Et vous ne voulez pas que, bercé de toutes ces images, il soit prédestiné, l’infortune, aux souffrances des grandes passions... mais en ce genre-là il rendrait des points aux Orosmane, aux Oreste, aux Othello, et aux autres héros...

Soupirant.

oh ! oh !

LE VICOMTE, aux seigneurs.

Il est original...

Haut.

Tu soupires peut-être pour quelque grande dame ?

GLOUSSARD.

Du tout... celle que j’aime, c’est ma semblable... une créature charmante ! oh ! un nez... des yeux !... une bouche !... avec ça un bon état ; travaillant de son aiguille dans les meilleures maisons de Paris, et également appréciée pour la pureté des coutures et la solidité des meurs...

D’un ton de restriction.

jusqu’ici !... jusqu’ici...

LE VICOMTE.

Bah ! il y a eu des accrocs ?...

GLOUSSARD.

Pas encore tout-a-fait ; mais...

LE MARQUIS.

Sa vertu est en danger ?...

GLOUSSARD.

Oui... et si l’on n’arrête pas à temps...

LE VICOMTE.

Et qu’est-ce que nous y pouvons faire ?

GLOUSSARD.

Voilà j’ai trouvé ce matin un poulet du séducteur... il paraît qu’il est huppé... pas le poulet... le séducteur... mauvais sujet du bon genre... C’est peut-être un de vos amis, et si vous reconnaissiez à l’écriture... parce que, d’interroger la perfide, pour la mettre sur ses gardes, pas si bête... j’attends des preuves, et je dissimule...

TOUS.

Voyons, voyons.

GLOUSSARD, tirant un papier de sa poche.

C’est bien ça.

Lisant l’adresse.

« À mam’selle Suzette. »

Ici les seigneurs se groupent à droite ; Gloussard reste à gauche.

TOUS.

Suzette...

LE VICOMTE, vivement.

Hein ?... donne...

Surgy a pris la lettre.

LE CHEVALIER, regardant par-dessus son épaule.

Ah ! la rencontre est piquante !...

LE VICOMTE, lui faisant signe de se taire.

Chut !

LE COMTE, lisant.

« Cher ange, je t’attendrai ce soir dans ma petite maison, et dans l’intérêt de ton incognito je t’envoie une mante en satin noir. »

GLOUSSARD.

C’est ça ! couleur de son crime !... pour l’envelopper !... scélérat, va ! quelle petitesse !... lui donner une mante... il craint qu’elle n’ait froid ! Eh bien, messeigneurs, devinez-vous qui ?

Les seigneurs reprennent leur première place.

LE VICOMTE.

Mais, oui, en effet... j’ai quelque idée...

LE COMTE, aux jeunes gens.

Quel aplomb !

GLOUSSARD.

Oh ! son nom ! son nom, bien vite, que je coure à sa petite maison, épier, me mettre en embus cade ! et qu’il se tienne bien !... je suis colère comme un dindon, foi de Gloussard, et s’il me tombe sous la patte...

LE COMTE.

Y penses-tu, mon garçon ? T’exposer à ce qu’on te fasse un mauvais parti.

GLOUSSARD.

Vous croyez ? il oserait mettre aussi la main sur moi ; ce n’est pas assez de ma future ?

LE VICOMTE.

Ces mauvais sujets-là se permettent tout... mais laisse-moi faire... ton récit m’intéresse plus que tu ne crois, et je te réponds que le rendez-vous n’aura pas lieu sans que j’y sois.

GLOUSSARD.

Vous auriez cette bonté-là ?... oh ! ça me tranquillise.

LE VICOMTE.

Tu mérites bien ça.

TOUS LES JEUNES GENS, hors le comte.

Ce brave Gloussard !

Ils vont lui taper sur l’épaule.

GLOUSSARD.

Voilà, voilà des seigneurs généreux et affables ; ah ! monsieur le vicomte, que je suis donc content d’avoir mis tant de soins à votre boudoir, d’en avoir fait un chef-d’œuvre !... c’est comme un pressentiment que j’avais.

LE VICOMTE, bas aux jeunes seigneurs.

Au fait, n’est-il pas piquant que ce soit lui qui ait décoré de ses propres mains... ?

Les jeunes seigneurs rient.

GLOUSSARD.

Et à propos, ces bordures... je vais les chercher...

LE VICOMTE.

Non, non ; je jugerai mieux en comparant avec la tenture. Venez-vous au boudoir, mes amis ?

TOUS, excepte le comte.

Oui... oui... volontiers.

LE COMTE.

Moi, je vous dis adieu ; il se fait tard, et je veux être à Paris avant la nuit.

LE VICOMTE.

Air : À chaque pas, dans ce charmant voyage (Fille de l’Avare, premier acte.)

Adieu, mon cher ; au revoir... bon voyage !

GLOUSSARD.

En vous r’merciant, messieurs, de vot’ bon cœur ;
Il m’est doux d’ voir, quand ma futur’ m’outrage,
Des étrangers plaindre ainsi mon malheur.
Si l’offre aimabl’ de monsieur le vicomte
Se trouv’ la seul’ dont j’ profite aujourd’hui,
Dans l’occasion sur vous, messieurs, je compte,
Pour me rendr’ tous le mêm’ servic’ que lui.

TOUS LES JEUNES SEIGNEURS, excepte le comte.

Oui, oui.

Ensemble.

GLOUSSARD, au comte.

Adieu, monsieur, à revoir... bon voyage !
En vous r’merciant encor de vot’ bon cœur,
etc.

LE VICOMTE, LE MARQUIS, LE CHEVALIER.

Adieu, mon cher, à revoir, bon voyage !
Nous visitons ce boudoir enchanteur,
Qui, des plaisirs offrant partout l’image,
Sait rendre heureux par l’espoir du bonheur.

LE COMTE, à part.

Troubler ainsi le repos d’un ménage !
Quoi ! pour eux tous voilà donc le bonheur !
Ah ! loin de moi ce frivole avantage,
Qui laisserait des regrets dans mon cœur.

Ils sortent tous, excepté le comte, par la porte de gauche.

 

 

Scène IV

 

LE COMTE, seul

 

Quel roué que ce Faverolles ! s’adjuger le droit du seigneur sur la future de ce pauvre garçon ! un peu niais, d’accord ; mais il n’en est que plus amoureux... et je laisserais réussir un pareil complot !... non morbleu !... ah ! Faverolles, monsieur le Lovelace, qui m’avez défié de prendre ma revanche avec vous, si j’essayais, pour vous mystifier, de ramener cette jeune fille à son devoir.

Air : J’en guette un petit de mon âge.

Par là j’aurai l’avantage, j’espère,
De faire une bonne action
Sans qu’on y croie, et c’est bien nécessaire
Pour dérouter nos railleurs du bon ton.
Sauver du piège une enfant qu’on abuse,
C’est d’un ridicule inouï ;
Mais du moins je trompe un ami,
Cela doit me servir d’excuse.

J’ai là mon plan de bataille... une lettre... des instructions à Gautru. Justement le voilà, et tout en écrivant je pourrai lui dire... c’est cela... l’activité de César... Menons de front toutes mes opérations stratégiques.

Il se met à une table à droite et écrit.

 

 

Scène V

 

GAUTRU, LE COMTE

 

LE COMTE.

Gautru.

GAUTRU.

Monsieur le comte ?

LE COMTE, tout en écrivant.

Il y a deux jours, j’étais encore ton maître. C’est moi qui, en vendant la petite maison de mon oncle, ai mis pour première condition que tu garderais ta place de concierge, sans compter la pension que je te ferai.

GAUTRU.

Oui, monsieur !... tant de bonté... aussi je ne regrette qu’une chose, c’est de ne plus avoir à vous servir.

LE COMTE, pliant la lettre.

Vrai ?... eh bien, alors, ne regrette plus rien.

GAUTRU.

Comment ?

LE COMTE, cachetant la lettre.

Tu peux me rendre un service.

GAUTRU, avec empressement.

Tout de suite, monsieur.

LE COMTE, se levant et mettant la lettre dans sa poche.

Non ; mais ce soir...

Amenant Gautru sur le devant de la scène, d’un air mystérieux.

Écoute... Faverolles va s’en aller à Paris...

GAUTRU.

Vous croyez...

LE COMTE.

J’en suis sûr... à la nuit tombante il se présentera une femme enveloppée d’une mante noire.

GAUTRU.

Ah ! ah !

LE COMTE.

Tu la recevras ici, sans lumières... en lui adressant les excuses les plus polies de ce qu’on la fait attendre... un obstacle... une affaire imprévue... tu conçois.

GAUTRU.

Parbleu ! le style d’usage...

LE COMTE.

C’est cela même, et à neuf beures précises tu viendras m’ouvrir par la porte du jardin.

GAUTRU.

À vous, monsieur le comte ?

LE COMTE.

À moi-même... ah !... et j’oubliais... surtout ne laisse pas Gloussard, le tapissier, s’attarder ici ; renvoie-le promptement en le faisant sortir par la porte de la basse-cour.

À part.

C’est essentiel pour détruire ensuite les soupçons.

GAUTRU.

Gloussard... et pourquoi ?

LE COMTE.

On vient, c’est Faverolles... tu m’as entendu... obéis-moi ponctuellement... et surtout, motus !

Il sort par le fond.

 

 

Scène VI

 

GAUTRU, seul

 

Qu’est-ce que ça signifie ? M. de Surgy, la sagesse-même, qui n’a pas employé une fois sa petite maison quand elle lui appartenait, aujourd’hui qu’elle est à un autre... enfin, c’est égal puisque M. le vicomte va s’en aller tout de suite.

 

 

Scène VII

 

LE VICOMTE, GAUTRU

 

LE VICOMTE, entrant par la porte de gauche, a la cantonade.

Adieu, mes chers amis... oui, vous avez raison... je passerai ici une soirée charmante.

GAUTRU, à part.

Hein !... il ne s’en va donc pas ?

LE VICOMTE, se jetant sur le sofa, à gauche, où il s’étale.

Ouf !... Gautru !...

GAUTRU.

Monsieur le vicomte...

LE VICOMTE.

Il doit venir sur la brune une visite en mante de satin noir.

GAUTRU, à part.

Tiens... il le sait... et l’autre qui me disait motus...

LE VICOMTE.

Tu la feras entrer sans lumières... ici, auprès de moi.

GAUTRU, étonné, à part.

Comment ?... lui aussi !

LE VICOMTE.

Ah ! et auparavant, renvoie Gloussard, en le faisant passer par une porte de derrière... tu sais ?...

GAUTRU.

Celle de la basse-cour ?

LE VICOMTE.

C’est ça.

GAUTRU, à part.

Juste comme l’autre.

LE VICOMTE, étendant les bras.

Et en attendant, je vais faire un somme sur ce sofa.

GAUTRU, à part.

Si ce sont là ses apprêts de départ... c’est qu’il s’installe, au contraire... qu’est-ce que fera donc M. de Surgy ? je m’y perds tout-à-fait.

 

 

Scène VIII

 

LE VICOMTE, GAUTRU, SAINT-JEAN

 

SAINT-JEAN, entrant par le fond.

Un message pour M. le vicomte.

LE VICOMTE.

Donne...

Il ouvre en bâillant.

Ah !...

Il lit.

« Un ami, qui a des raisons pour rester inconnu, vous prévient qu’on vous a desservi dans l’esprit de M. de Maurepas, et que votre place à la cour est compromise, si vous ne vous rendez à l’instant même auprès de son excellence. » Ah !... ma place à la cour !... mais, en effet, l’autre jour, M. de Maurepas m’a fait mauvais visage !... et il pourrait bien... Diable !... tomber en disgrâce au moment où ma femme arrive !... ne pas lui offrir tous les avantages qu’elle est en droit d’attendre, cela ne se peut !... Il n’y a pas un moment à perdre !

Haut.

Eh ! vite, vite, Saint-Jean, mes chevaux, ma voiture... il faut que je sois sur la route dans vingt secondes ; allez.

Saint-Jean sort par le fond.

GAUTRU, à part.

Allons, M. de Surgy ne se trompait pas.

LE VICOMTE.

Mais comme ça tombe mal !... cette petite Suzette !... Eh bien ! quoi !... au bout du compte, quand ça me retiendrait jusqu’à minuit, je l’attendais bien... elle m’attendra...

Haut.

Gautru, cette personne qui doit venir...

GAUTRU.

La mante noire ?

LE VICOMTE.

Oui, à son arrivée, tu la prieras de patienter cinq minutes... au bout d’une heure, tu lui de manderas encore cinq autres minutes de patience ; et ainsi de suite, d’heure en heure, tant que ça sera nécessaire... du reste, beaucoup d’excuses sur ce qu’une affaire, un obstacle impossible à prévoir...

GAUTRU.

Ça suffit, monsieur... je sais déjà...

LE VICOMTE.

Bien !... et surtout n’oublie pas de renvoyer Gloussard.

GAUTRU.

Monsieur le vicomte peut être tranquille.

Le vicomte sort par le fond.

 

 

Scène IX

 

GAUTRU, seul

 

Ça s’embrouille de plus en plus ; et pourtant ce n’est pas faute que l’un et l’autre ne soient d’accord dans leurs instructions. Mêmes circonstances, même signalement, et jusqu’à la même femme... car il paraît qu’il n’y en a qu’une seule pour deux ; quelle immoralité !... c’est incompréhensible... enfin, n’importe ; je ne suis pas chargé de comprendre, mais d’obéir... et pour commencer voilà le tapissier qu’on m’a dit de mettre à la porte.

 

 

Scène X

 

GAUTRU, GLOUSSARD

 

Dans cette scène la nuit vient par degrés.

GLOUSSARD, entrant par la porte de gauche.

Papa Gautru...

GAUTRU.

Tu quittes le boudoir ?

GLOUSSARD.

Le jour baisse ; je me crève les yeux sur cette bordure... voulez-vous me procurer du luminaire ?

GAUTRU.

Bah ! bah ! en voilà assez pour aujourd’hui... ne te fatigue pas.

GLOUSSARD.

Au service de M. le vicomte ! le meilleur, le plus vertueux des hommes !

GAUTRU, à part.

Ça tombe bien !

GLOUSSARD.

Pour lui ! pour lui ! ô Dieu !... mais je passerais la nuit entière à travailler pour lui !

D’un ton mystérieux.

Je lui dois bien ça.

GAUTRU.

Comment ?

GLOUSSARD.

Sufficit, que, si, en me mariant, j’ai tout l’agrément possible, c’est à lui que je le devrai. Aussi je tiens à lui prouver que je ne suis pas ingrat. Procurez-moi un luminaire quelconque.

GAUTRU.

C’est inutile.

GLOUSSARD.

Papa Gautru, vous ne serez pas sourd au cri de la reconnaissance qui vous demande une chandelle.

GAUTRU.

Si fait, j’ai des ordres.

CLOUSSARD.

Pour être sourd ! et me rendre aveugle... c’est gentil. Je vas réclamer près de votre maître...

GAUTRU.

Qui n’est plus ici... entends-tu sa voiture ?

GLOUSSARD, écoutant.

Oui...

À lui-même.

Dire que c’est dans mon intérêt... Roule, roule, homme vertueux !

GAUTRU.

Allons, va-t’en.

GLOUSSARD.

Pas avant que ma besogne soit finite.

GAUTRU.

Mais...

GLOUSSARD, s’animant.

Mais... ah ! mais... ah ! mais !... ah ! mais !... voilà mon caractère.

GAUTRU.

Eh bien ! apprends donc, puisqu’il n’y a pas moyen de se débarrasser autrement de toi, que l’on attend ici une personne du beau sexe.

GLOUSSARD.

Du mien ?

GAUTRU.

Eh non !... une femme ou fille, n’importe, qui craint sans doute d’être reconnue, car elle doit arriver enveloppée dans une mante de satin noir.

GLOUSSARD, frappé.

Hein ?

GAUTRU.

Et on m’a enjoint de te renvoyer avant son arrivée.

GLOUSSARD, plus frappé encore.

Ah !

GAUTRU, voyant son trouble.

Qu’as-tu ?

GLOUSSARD, s’efforçant de se contenir.

Rien ! rien ! rien !

À part.

Dissimulons.

GAUTRU.

Justement on sonne... c’est sans doute... Va-t’en !

Il sort par la petite porte de droite au fond.

GLOUSSARD, à lui-même.

Je devine ; hier, un mot échappé à Suzette, je parlais du bourgeois, du vicomte. « Ah ! qu’elle a dit, je l’ai vu hier chez sa tante, où je travaille. » Puis elle a rougi et souri...

Avec expression.

et souri ! c’est clair ! Ô grand seigneur ! sournois de grand seigneur, voilà donc ta générosité ; c’est comme ça que tu voulais te dévouer pour moi ; je comprends le dévouement ; merci, merci de la peine.

 

 

Scène XI

 

GAUTRU, GLOUSSARD

 

GAUTRU, rentrant.

Comment ! tu es encore là ? Allons, marche, Gloussard, voilà qu’on arrive.

GLOUSSARD.

Ah ! vous croyez ?

GAUTRU.

Entends-tu monter ? le froissement du satin...

GLOUSSARD, à lui-même.

Ô Suzette ! oh !

GAUTRU.

Allons, voilà que ça te reprend... Qu’est-ce que tu as donc ?

GLOUSSARD.

Rien !

À part.

Dissimulons jusqu’au bout.

GAUTRU.

Va-t’en.

Gautru le pousse et le fait sortir par la porte du fond.

 

 

Scène XII

 

LA MARQUISE, ZÉLIE, entrant par la petite porte du fond

 

LA MARQUISE, à la cantonade.

C’est bien, c’est bien ! on attendra.

GAUTRU, à part.

Elles sont deux ! à la bonne heure, le compte s’y trouve, c’est plus moral.

Il sort par la porte de gauche.

LA MARQUISE.

Viens donc.

ZÉLIE.

Oh ! que j’ai peur !

LA MARQUISE.

Oui, vraiment, tu trembles : il est heureux alors que l’absence de mon cher neveu me permette de l’accompagner jusqu’ici, au lieu de te laisser monter seule, comme nous en étions d’abord convenues.

ZÉLIE.

Oh ! je n’aurais jamais osé.

LA MARQUISE.

Quel enfantillage ! après tout, ma chère nièce, n’es-tu pas sa femme ? et où est le mal qu’une femme se trouve en tête-à-tête avec son mari ?

ZÉLIE.

Un mari que je n’ai pas vu depuis l’âge de sis mois.

LA MARQUISE.

Raison de plus ; tu te trouves dans les conditions les plus favorables à la tendresse conjugale.

ZÉLIE.

De la tendresse ! oh ! oui ! j’en ai eu pour lui jusqu’à ce jour, et à mon couvent j’avais douze ans à peine que je fuyais déjà mes compagnes, parce que ce n’étaient que des demoiselles, et moi j’allais rêver seule à mon mari, que je me représentais comme un modèle de toutes les perfections.

LA MARQUISE.

Oui, et ton enthousiasme m’avait même effrayée quand j’allai te voir Toulouse ; tu ne parlais que d’adorer Faverolles, de te plier à ses gouts, il ses fantaisies ; et, à force de faire l’esclave avec lui, tu l’aurais engagé à faire le tyran avec toi, d’autant qu’il ne manque pas d’amour propre ; aussi est-ce dans cette crainte que j’ordonnai à la gouvernante de t’amener près de moi ; je voulais, avant de confier ton sort à Faverolles, te présenter dans les salons, te familiariser avec le monde et ses idées, t’apprendre à avoir des volontés, des caprices, à être reine et maîtresse ; enfin, te donner des armes contre ton mari, lors que le hasard est venu me servir merveilleusement.

ZÉLIE.

Un projet de séduction tramé par mon mari contre une jeune couturière.

LA MARQUISE.

Eh ! sans doute ! Quand Suzette est venue se plaindre à moi, mon plan a été bientôt conçu : je l’ai décidée à accepter le rendez-vous, en mettant pour condition qu’il aurait lieu sans lumière ; mon neveu est tombé dans le piège et va te donner lui-même des armes contre lui.

ZÉLIE.

Je vous ai obéi, ma tante ; j’ai consenti à venir à ce rendez-vous que mon mari donnait à Suzette, m’y voici ; mais à présent, quand il va arriver, ce séducteur, qu’est-ce que je vais devenir ?

LA MARQUISE.

L’essentiel, c’est que nous réussissions à le confondre, et à lui donner une leçon qui le guérisse pour longtemps de sa manie des conquêtes et des bonnes fortunes.

ZÉLIE.

Vrai ? Allons, je m’en vais joliment le sermonner.

LA MARQUISE.

Pas tout de suite ; prends garde de te trahir avant qu’il se soit bien déclaré ; attends, pour éclater, qu’il n’y ait plus pour lui aucun moyen de se dédire, de se justifier.

ZÉLIE.

Quoi ! il faudra me contraindre ?

LA MARQUISE.

Que risques-tu, puisque je serai là, dans une chambre voisine, et que, s’il devient trop téméraire, tu n’auras qu’à m’appeler ?

ZÉLIE, avec ingénuité.

Téméraire ! Qu’est-ce que c’est que d’être téméraire, ma tante ?

LA MARQUISE, à part, en riant.

C’est juste, on n’enseigne pas au couvent...

Haut.

Je veux dire, ma chère, que quand l’entretien cessera de te plaire, de te convenir...

ZÉLIE, avec dépit.

Oh ! alors, ce ne sera pas long, allez, je lui en veux tant... et se faire attendre encore !

Air : Ce que j’éprouve en vous voyant.

Mais qui peut retarder ses pas ?
Oui, quoique je sois mécontente,
Je suis pourtant impatiente
De le voir, et désire, hélas !
Qu’il vienne et qu’il ne vienne pas.
Près d’une ouvrière mutine,
Lui qui se montrait si pressant,
Se faire attendre en cet instant !...
On dirait vraiment qu’il devine
Que c’est sa femme qui l’attend.

LA MARQUISE, passant à la croisée à droite.

Chut ! par cette fenêtre j’entends du bruit dans le fond du jardin... oui, on en ouvre la petite porte... Tu te doutes qui est-ce qui arrive ?

ZÉLIE, effrayée.

Déjà !

Air : Il faut que je le quitte (Schubry).

Ah ! je me sens saisie
Par un trouble inconnu.

LA MARQUISE.

Un peu de perfidie
Dans ton cœur ingénu.

Ensemble.

Pour confondre un volage
Ne crains rien ! du courage !
Tu me rappelleras
Dès que tu le voudras.

ZÉLIE.

Reprenons mon courage
Pour confondre un volage ;
Et que mon embarras
Ne me trahisse pas.

La Marquise sort par la porte dérobée au fond.

 

 

Scène XIII

 

ZÉLIE, s’approchant de la fenêtre, et écoutant

 

Ma tante avait raison ; des pas dans le jardin, c’est bien mon mari. Ah ! par exemple, si c’est dans cette situation-là que je croyais me trouver avec lui pour la première fois... Oh ! mais, peut-être qu’il n’osera pas entrer, qu’il se repentira au dernier moment, c’est un si grand péché qu’un tête-à-tête, à ce que me disaient nos religieuses... Oui, oui, j’espère encore.

On ouvre la porte.

Ah ! mon Dieu ! non ; je l’entends, il n’y a plus d’espoir, il ose !

 

 

Scène XIV

 

LE COMTE, entrant par la porte du fond, ZÉLIE

 

LE COMTE, à lui-même.

En y réfléchissant, le rôle que j’ai pris est assez scabreux ; profiter d’un rendez-vous pour venir faire de la morale à une jeune fille, c’est qu’elle pourrait bien se moquer de moi ; tant mieux au fait, s’il y a du ridicule, ça tombera sur Faverolles.

Haut.

Suzette, où êtes-vous ?

ZÉLIE.

Ici.

LE COMTE.

Ah bien ! vous êtes étonnée peut-être de mon retard, et vous le serez bien plus encore de mon langage : Suzette, j’ai appris qu’un autre a depuis longtemps des droits sur vous.

ZÉLIE.

Sur moi ?

LE COMTE.

Point de feinte, vous avez déjà un amoureux.

ZÉLIE.

Dam !

À part.

Comment ! cette jeune ouvrière...

LE COMTE.

Un fiancé même.

ZÉLIE, à part.

Oh ! à la bonne heure !

Haut.

J’entends, mon sieur est jaloux de lui.

LE COMTE.

Je ne veux l’être que de votre bonheur ; oui, mon enfant, votre inexpérience a besoin de trouver un protecteur, et ce titre, s’il est moins doux que celui de votre amant, me laissera du moins un plaisir plus durable, puisqu’il vous épargnera des regrets.

ZÉLIE, étonnée, à part.

Qu’entends-je ! n’est-ce point un rêve ? mon vœu, mon espoir de tout à l’heure...

LE COMTE.

Apprenez, ma chère, que votre avenir pouvait être perdu ; il est entré des soupçons dans l’esprit de Gloussard.

ZÉLIE.

Gloussard ! qu’est-ce que c’est que ça ?

LE COMTE.

Eh bien, mais, votre amoureux, votre futur.

ZÉLIE.

Ah ! oui, oui.

À part.

Ce que c’est que de repas savoir !

LE COMTE.

Il peut épier votre absence nocturne, et sur cette preuve, renoncer à votre main ; calmons sa défiance, laissez-moi vous reconduire en toute hâte, et demain, quand vous pourrez lui prouver qu’on vous a vue chez vous à l’heure où il vous accusera d’en être sortie, il n’aura pas de reproches à vous faire, ni votre cœur non plus.

ZÉLIE, à part.

Ah ! l’honnête homme ! ah ! le bon mari que j’ai là ! et j’ai pu l’accuser !

LE COMTE.

Vous appréciez mon amitié ; vous ne m’en voulez pas, n’est-il pas vrai ?

ZÉLIE, vivement.

Oh ! du tout.

À part.

Et j’aurais bien envie de l’embrasser.

LE COMTE.

Allons, partons ; donnez-moi la main.

ZÉLIE, lui donnant la main.

Voilà.

LE COMTE, à part, la faisant passer à gauche.

Ah ! comme elle est douce ! c’est étonnant pour une ouvrière.

Haut.

Eh mais ! je ne sens pas votre mante ?

Il tâte pour s’en assurer le bras de Zélie.

Non, vous ne l’avez pas.

À part.

Ce bras fait au tour...

ZÉLIE.

Ma mante, elle est sur le sofa, je vais la prendre.

LE COMTE, à part, poussant un soupir.

Ah ! et dire qu’avec moins de conscience j’aurais pu... Ah ! c’est qu’il y a dans sa voix un charme, et en vérité... Non, non, loin de moi ces idées-la.

ZÉLIE, se heurtant contre le sofa.

Aïe !

LE COMTE.

Qu’avez-vous ?

ZÉLIE.

Dans l’obscurité, en cherchant, j’ai heurte le sofa.

LE COMTE.

Laissez, laissez, que je cherche moi-même.

ZÉLIE, à part.

Dans tout ça, il n’y a pas de quoi appeler ma tante ; éprouvons-le encore.

LE COMTE, qui s’est avance en étendant les bras jusqu’au sofa, saisit Zélie dans l’obscurité.

Ah !

ZÉLIE.

Ah !

LE COMTE.

Pardon, c’est moi ; quand on n’y voit pas...

ZÉLIE.

Trouvez-vous ?

LE COMTE, à part.

Quelle taille élégante et fine !

ZÉLIE.

Eh bien ?

LE COMTE, qui a pris la mante.

Vous êtes donc bien pressée ? Approchez alors, que je place la mante sur vos épaules.

ZÉLIE.

Me voici.

LE COMTE, pendant qu’il essaie de lui mettre la mante.

Dieu ! qu’il faut de vertu !

En cherchant à ajuster la mante il dégarnit un coté à mesure qu’il couvre l’autre.

ZÉLIE.

Eh bien ! que faites-vous donc ? Ça ne tient pas.

LE COMTE.

C’est possible ! je suis d’une maladresse...

À part.

Oh ! oui, oui, une si belle occasion, l’avoir perdue de moi-même, et pourquoi ? pour un Gloussard !

ZÉLIE.

À quoi songez-vous donc ?

LE COMTE, en cherchant.

Je songe que... sans doute, vous...

Comme trouvant un moyen.

vous serez venue à pied, et que de ne pas vous laisser reposer un peu, ce serait barbare ; asseyez-vous.

Il l’entraine par la main, en lui enlaçant la taille.

ZÉLIE, se laissant entrainer, à part.

Je n’y vois pas d’inconvénient.

Ils s’asseyent sur le sofa.

LE COMTE, la tenant toujours de même, après un silence.

Suzette !

ZÉLIE.

Monsieur...

LE COMTE.

Savez-vous que le sacrifice que je fais est peut être sans exemple ?

ZÉLIE.

Il n’en a que plus de mérite.

LE COMTE.

Sera-t-il du moins sans récompense ?

ZÉLIE.

Au fait, à mon protecteur...

LE COMTE.

Ton protecteur ! Eh bien, non, Suzette, je ne le puis, c’est au-dessus de mes forces.

ZÉLIE.

Quoi ! vous regretteriez... ?

LE COMTE.

Mais songe donc, une telle épreuve, pour y résister, il faudrait être plus qu’un homme : tant de grâces, de charmes que je ne connaissais pas encore !

ZÉLIE.

Comment ! vous ne connaissiez pas ?

LE COMTE, vivement.

Comme aujourd’hui, Suzette. Oh ! dis-moi que ton cœur n’est pas insensible à l’ivresse du mien ! Le mien, sens comme il bat !

ZÉLIE, voulant retirer la main que le comte porte à son cœur.

Mais...

LE COMTE.

Mais ma promesse insensée de tout à l’heure, n’exige pas que je la tienne, du moins pas sitôt, pas sans avoir obtenu un mot d’espoir, de consolation. Oh ! parle, parle ! je t’en supplie !

ZÉLIE, à part.

Quel changement ! et pourtant le moyen de se fâcher ? il avait de si bonnes intentions !

LE COMTE.

Air : Rien qu’une faveur légère (Cavalier Servant. Vaudeville.)

Ah ! pour contenter ma flamme,
Pourrais-tu me refuser
La faveur que je réclame,
Un baiser,

Elle fait un mouvement.

rien qu’un baiser ?
Et si ta pudeur balance
À répondre un oui chéri
Quand vers toi mon cœur s’élance,
Ah ! consens par ton silence...

ZÉLIE, à part, lui laissant prendre un baiser.

Mais, au fait, c’est mon mari.

Deuxième couplet.

LE COMTE.

Combien est rapide l’heure
Que je passe auprès de toi !
Qu’un doux gage n’en demeure...
Ton anneau... donne-le-moi...
Et si ta pudeur balance
À répondre un oui chéri,
Quand vers toi mon cœur s’élance,
Ah ! consens par ton silence...

ZÉLIE, à part, lui abandonnant sa main.

Dm !... au fait, c’est mon mari.

LE COMTE, détachant un anneau qu’elle a au doigt.

Ô bonheur !

 

 

Scène XV

 

LE COMTE, ZÉLIE, GLOUSSARD

 

GLOUSSARD, sautant bruyamment par la fenêtre de droite dans l’appartement.

Ouf !

ZÉLIE, se levant avec effroi et échappant au comte.

Ciel !

LE COMTE.

Suzette !

GLOUSSARD.

Ils sont là !

En cherchant il renverse un meuble.

ZÉLIE.

Cherchons ma tante !

Elle se sauve par la porte du fond.

LE COMTE.

Suzette, ne crains rien.

Il la cherche à tâtons, et sort par la porte de gauche.

 

 

Scène XVI

 

GLOUSSARD, et ensuite LA MARQUISE

 

GLOUSSARD, criant.

Attends, attends-moi, scélérate de Suzette !

LA MARQUISE, sortant de la porte dérobée à droite, au fond.

Quel bruit !

GLOUSSARD, la saisissant par le bras.

Ah ! je te tiens !

LA MARQUISE.

Que signifie... ?

GLOUSSARD.

Tu ne m’échapperas pas !

LA MARQUISE.

Quel est ce furieux ? Mais vous me faites mal.

GLOUSSARD.

Et toi donc ! me faisais-tu du bien tout à l’heure ?

LA MARQUISE, cherchant à dégager son bras.

Au secours ! au secours !

GLOUSSARD.

Crie, appelle tant que tu voudras ; je brave tous les vicomtes de France et de Navarre ! Va donc, crie, crie, crie !

 

 

Scène XVII

 

GLOUSSARD, LA MARQUISE, GAUTRU, arrivant avec des flambeaux par la porte de gauche

 

GAUTRU.

Qu’y a-t-il donc ?

GLOUSSARD.

De la lumière ! Ah bon !

Tirant la marquise, la regardant.

Dieu ! une vieille !

LA MARQUISE, dont il a lâché le bras.

Brutal !

 

 

ACTE II

 

Le théâtre représente un salon ; porte au fond ; porte à droite de l’acteur ; une fenêtre, avec rideau, à gauche. À droite de l’acteur, une table avec tout ce qu’il faut pour écrire.

 

 

Scène première

 

GLOUSSARD, UN DOMESTIQUE

 

Ils entrent par le fond.

GLOUSSARD.

Je vous dis qu’il faut absolument que je parle à Mme de Maillecourt, à la tante de M. de Faverolles.

LE DOMESTIQUE.

Mais je vous répète que Mme la marquise n’est pas visible.

GLOUSSARD.

Mon cher monsieur, vous êtes belle comme une oie ; je suis fâché de vous le dire.

LE DOMESTIQUE.

Qui est-ce qui m’a donné un insolent comme celui-là ?

GLOUSSARD.

Oh ! pas de propos ! Je vous ai dit que vous étiez bête, c’est vrai !

LE DOMESTIQUE.

Comment, c’est vrai ?

GLOUSSARD.

Oui, c’est vrai que je vous l’ai dit, et j’ai peut être eu tort, parce que toute vérité... Mais c’est que aussi vous m’aviez dit une bêtise, convenez en ? Madame n’ost pas visible ! Qu’est-ce que ça signifie, je vous le demande ?

LE DOMESTIQUE.

Ça signifie que madame ne veut pas recevoir.

GLOUSSARD.

Toujours des bêtises ! je vous en demande bien pardon ! Est-ce que je suis quelqu’un, moi ? je suis tapissier.

LE DOMESTIQUE.

Encore une fois, Mme la marquise est très occupée : la femme de son neveu, arrivée d’hier, est avec elle.

GLOUSSARD.

La femme de son neveu, du neveu en question ?

LE DOMESTIQUE.

Eh ! sans doute, de M. de Faverolles.

GLOUSSARD.

Il est marié ?

LE DOMESTIQUE.

Marié ! marié !

GLOUSSARD

Oh ! mais c’est épouvantable ! Ah ! il a une femme ? ah ! elle est là, sa femme ? Bien, très bien ! je ne sors pas d’ici. Il faut que je voie ces deux dames.

LE DOMESTIQUE.

Si cependant on voulait vous faire sortir ?

GLOUSSARD.

Combien est-ce que vous seriez ? Tenez, je vous conseille de me faire parler à Mme la marquise ; parce que, voyez-vous, un tapissier exaspéré, qui est propriétaire de son marteau, c’est très dangereux !

Il tourne autour du domestique et se place à droite.

LE DOMESTIQUE.

Ma foi, puisqu’il n’y a pas moyen de le faire déguerpir, allons avertir madame.

Il sort par la gauche.

 

 

Scène II

 

GLOUSSARD, seul

 

Bon ! le marteau a produit son effet : il va me faire parler à sa maîtresse ! Ah ! oui dit, monsieur de Faverolles, vous êtes marié, et vous... Je vas gentiment l’arranger, moi, vot’ mariage ! Oh ! si je pouvais lui rendre le tort qu’il a fait au mien ! En voilà une fameuse vengeance ! une grande dame ! c’est ça qui serait gracieux ! Eh bien ! pourquoi pas ? Oh ! Gloussard, Gloussard ! qu’est ce que tu dis ? et la morale donc ? Non, non ! pas de ces idées-là ! Mais ce M. de Faverolles ? quel scélérat ! avec une lettre maudite entraîner une vertu comme Suzette ! car elle était vertueuse avant la lettre. C’est surtout de cette horreur de vieille femme, qui l’a conduite à mal, que je veux me venger, si je la retrouve ! Les vieilles femmes ! à quoi que ça sert, les vieilles femmes, je vous le demande ? On devrait les supprimer, les vieilles femmes ! Ah ! que je rencontre seulement celle-là, et...

 

 

Scène III

 

ZÉLIE, LA MARQUISE DE MAILLECOURT, GLOUSSARD

 

LA MARQUISE.

On dit que vous voulez absolument me parler. Qu’avez-vous à me dire ?

GLOUSSARD, la regardant et faisant un saut en arrière.

Ah ! mon Dieu !

LA MARQUISE.

Eh bien ?

GLOUSSARD.

Qu’est-ce que je vois là ?

ZÉLIE.

Mais Mme la marquise de Maillecourt.

GLOUSSARD.

La marquise ! Madame serait...

ZÉLIE.

Oh ! ma tante, quelle drôle de figure !

À Gloussard.

Voyons, remettez-vous. Mme de Maillecourt est si bonne que cette frayeur n’a pas de raison.

GLOUSSARD.

Sans doute... d’autant que... Mais pourquoi qu’elle a ce visage-là Mme la marquise ?

LA MARQUISE.

Êtes-vous fou ?

GLOUSSARD.

Dam ! je ne sais pas !

À part.

Le même nez, les mêmes yeux, la même figure atroce !

ZÉLIE.

Achèverez-vous ? votre nom ?

GLOUSSARD.

Mon nom ? Gloussard, le tapissier.

LA MARQUISE, comme quelqu’un qui se souvient.

Ah ! Gloussard !

ZÉLIE.

Nous apprendrez-vous ce que vous nous voulez ?

GLOUSSARD.

Voilà le fait ! Comme je vous disais, je me nomme Gloussard, le tapissier ; j’ai pour prétendue une honnête fille qui s’appelle Suzette...

ZÉLIE.

Suzette !

GLOUSSARD.

Oui ; mais qu’est-ce que je parle de prétendue et d’honnête fille ? Il n’y a plus d’honnête fille ! il n’y a plus de prétendue !

À part.

Mon Dieu ! mon Dieu ! comme elle lui ressemble !

Haut.

Non, il n’y en a plus ! grâce à votre mauvais sujet de neveu et à une abominable vieille...

LA MARQUISE.

Comment, vieille ?

ZÉLIE, riant à part.

Je comprends !

GLOUSSARD.

Quand je dis vieille, quand je dis abominable, c’est seulement la circonstance...

LA MARQUISE.

Quelle circonstance ?

GLOUSSARD.

Oui, cette vieille maudite...

LA MARQUISE.

Hein ?

GLOUSSARD.

Eh bien ! non, pas vieille, pas maudite, si vous voulez !

À part.

Quand on est doué d’une figure comme ça, on devrait en avoir de rechange.

ZÉLIE, souriant.

Finirez-vous ?

GLOUSSARD.

Cette exécrable vieille a mené ma Suzette dans la petite maison de ce scélérat de M. de Faverolles, et je vous demande pourquoi ? Merci !

LA MARQUISE, bas à Zélie.

Ô ma chère, quelle bonne fortune !

Haut.

Cette accusation que vous portez contre M. de Faverolles, vous n’oseriez pas la soutenir devant lui ?

GLOUSSARD.

Je n’oserais pas ? par exemple ! Je le dirais à lui-même ! je le dirais au roi Louis XVI ! je le dirais à tout Paris et aux environs !

Air : Un homme, pour faire un tableau.

Je m’apprête à faire un fier bruit,
Car, moi, je n’suis pas philosophe !
J’ veux qu’ tout l’univers soit instruit
De leur crime et d’ ma catastrophe :
Pour me venger du séducteur
Et de la perfide Suzette, 
Je vas fair’ mouler mon malheur,
Et j’ le mettrai dans la gazette.

Ah ! ah ! il y aura du grabuge !

LA MARQUISE.

Tenez, vous pouvez commencer : j’entends mon neveu.

 

 

Scène IV

 

ZÉLIE, LA MARQUISE, GLOUSSARD, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE, entrant.

Bonjour, ma chère tante ! salut à ma toute charmante Zélie ! Je n’ai causé qu’un moment avec vous ce matin, et j’avais hâte de vous revoir !

Se retournant.

Ah ! Gloussard ici ! qu’y vient-il faire ?

GLOUSSARD.

Monsieur le vicomte.

LE VICOMTE.

Eh bien ! qui est-ce qui l’a fait appeler ?

GLOUSSARD.

Oh ! personne ! je suis assez grand pour venir de moi-même. Nous avons un petit compte à régler ensemble.

LE VICOMTE.

Diable ! tu es bien pressé ! le travail que je t’avais commandé n’est pas encore fini.

GLOUSSARD.

Il ne s’agit pas de mon ouvrage, mais de celle d’autrui. Et c’est de la belle ouvrage !

LE VICOMTE.

Que veux-tu dire ? Pardon, mesdames ; pour être  tout à vous, il faut que je me délivre de cet importun.

LA MARQUISE, bas à Gloussard.

Courage ! ne fléchissez pas !

LE VICOMTE, passant entre la marquise et Gloussard.

Dis donc ce qui l’amène, et dépêche-toi.

GLOUSSARD.

Ce qui m’amène ? c’est la colère, c’est la fureur, parce que j’ai été trompé, vexé.

LE VICOMTE.

Comment ? et par qui ?

GLOUSSARD.

Comment ? vous me demandez comment ? vous le savez aussi bien que moi comment ! Par qui ? par un grand seigneur, par un vicomte en qui j’avais toute confiance, moi, imbécile !

LE VICOMTE, à part.

Aïe ! aïe ! aïe !

GLOUSSARD.

Et ce vicomte, il a séduit, entraîné ma prétendue. Fi ! que c’est petit !

LE VICOMTE, à part.

Le malotru a découvert le rendez-vous que j’avais donné.

Haut.

Je crois comprendre, Gloussard ; mais rassure-toi : c’est une terreur panique.

GLOUSSARD.

Panique ? Oh ! c’est joli, panique ! Qu’est-ce que ça signifie, panique ?

LE VICOMTE.

Je suis honteux, mesdames...

GLOUSSARD.

Vous avez fait tomber ma prétendue dans un piège abominable ; elle s’y est laissé prendre, la malheureuse ! dans une mante noire, la scélérate ! et elle est restée avec vous sans chandelle, la perfide !

LE VICOMTE, à part.

Il paraît que Suzette est venue.

GLOUSSARD.

Et je viens vous accuser devant votre tante, devant votre femme ; et, si vous n’étiez pas un vicomte, nous verrions ! et je vous déclare que c’est un procédé mesquin ! et je vous donne ma malédiction.

LA MARQUISE.

Eh bien ! mon neveu, que dites-vous å cela ?

ZÉLIE.

Que répondez-vous, monsieur, à cette accusation ?

LE VICOMTE.

Je réponds que cet imbécile ne sait ce qu’il dit, qu’il n’y a pas un mot de vrai dans toute cette histoire.

GLOUSSARD.

Pas un mot de vrai ?

LE VICOMTE.

Consultez bien votre mémoire, monsieur.

LA MARQUISE, de même.

Faites attention à ce que vous allez dire.

GLOUSSARD.

Mais c’est atroce... je n’ai pas été trompé, trahi ?

LE VICOMTE.

Eh ! non, tu ne l’as pas été.

GLOUSSARD.

Et moi, je vous dis que je le suis ! Parole d’honneur ! mesdames, je le suis.

LE VICOMTE.

Tu mens, malheureux, lu mens !

ZÉLIE, à part.

Monsieur mon mari a une terrible audace !

LA MARQUISE.

Prenez garde, mon neveu, prenez garde ! Cet homme n’a aucune raison de vous accuser, ceci est plus grave que vous ne pensez.

GLOUSSARD, à part.

Bon, bon ! la vieille prend mon parti ! oh ! elle n’est pas si affreuse que l’autre.

LE VICOMTE.

Mais, ma tante, quand je vous jure...

ZÉLIE.

Arrêtez, monsieur ; point de serments ! vous avez été bien coupable, et un aveu franc et sincère pourrait seul mériter votre pardon.

LE VICOMTE.

Quand il n’y a pas de crime, il n’est pas besoin de pardon. Quelque jour, je vous expliquerai... en attendant, soyez convaincue...

ZÉLIE.

En attendant, je vous déclare, monsieur, que je n’accorderai quelque indulgence qu’à un témoignage de repentir ; si je ne l’obtiens pas, il n’y a rien de terminé entre nous. Songez-y.

LE VICOMTE.

Ô ma chère Zélie, c’est impossible.

GLOUSSARD, à part.

Voilà, voilà ! elle me venge !

ZÉLIE.

Air : Rien n’est si beau que non village.

Peut-elle une autre, en son courroux,
Se montrerait plus exigeante ?
Je vous encore être indulgente,
Et mon pardon dépend de vous :
C’est le mensonge, c’est la ruse
Qu’il faut punir et condamner ;
Mais au pêche dont on s’accuse
Le ciel prescrit de pardonner.

LE VICOMTE.

Fort bien ! mais...

ZÉLIE.

Je sais que vous avez obtenu de la femme timide et faible qui s’est laissé entraîner à ce rendez-vous...

GLOUSSARD.

Dites donc de la scélérate.

ZÉLIE, souriant.

Je suis moins sévère que vous, monsieur Gloussard.

Au vicomte.

Vous avez obtenu d’elle un sage d’amour...

LE VICOMTE.

Moi ?

ZÉLIE.

J’exige que vous le rendiez.

LE VICOMTE.

Mais, encore une fois, je vous proteste...

ZÉLIE.

Je vous ai fait part de mes intentions ; c’est à vous maintenant de réfléchir.

GLOUSSARD, à Zélie.

Oh ! merci, madame, merci ! ma parole d’honneur, je vous embrasserais...

ZÉLIE.

Je vous en dispense. Venez, ma tante.

LA MARQUISE, à demi-voix.

Très bien, ma chère, très bien ! je suis contente de toi.

Les deux femmes sortent par le fond.

 

 

Scène V

 

LE VICOMTE, GLOUSSARD

 

LE VICOMTE.

Sais-tu bien, malheureux, que ce que tu viens de faire est abominable ?

GLOUSSARD.

Savez-vous bien que ce que vous avez fait est hideux ?

LE VICOMTE.

Tu vas avouer tout à l’heure que tu m’as calomnié.

GLOUSSARD.

Avouez franchement que vous m’avez... vexé.

LE VICOMTE.

Ce n’est pas vrai ! et tu serais cause que mon mariage serait rompu ?

GLOUSSARD.

Comment est-ce que vous avez arrangé le mien, vous ?

LE VICOMTE.

Ah ! tu ne veux pas confesser ton mensonge ?

GLOUSSARD.

Ah ! vous ne voulez pas convenir de l’atrocité en question ! quand je vous ai vu et entendu ! Quand je dis vu... non, parce qu’on n’y voyait goutte ! mais entendu... ah ! ah ! et le gros baiser ? bon ! bien ! merci !... je ne travaillerai plus pour vous, j’ameuterai contre vous tous les tapissiers de Paris et de la banlieue... on ne plantera pas un clou, on n’attachera pas une frange, on ne posera pas un rideau pour vous. Ah ! ah ! vous verrez ce que c’est que d’offenser le corps des tapissiers !

LE VICOMTE.

Misérable ! attends, attends, je saurai bien te forcer...

GLOUSSARD.

Oh ! je n’ai pas peur.

LE VICOMTE.

Nous allons voir... Saint-Jean ! Labrie ! Joseph !

GLOUSSARD, reculant.

Je vous dis que je n’ai pas peur.

Trois valets entrent.

Air : Oui, je veux d’une telle offense (Suzanne).

LE VICOMTE et LES VALETS.

Des bâtons à son insolence,
Oui, je dois cette récompense ;
Des bâtons ! insigne menteur !
Pas de pitié ! crains ma fureur.
Vit-on jamais un pareil drôle
Contre moi d’un accusateur
Venir ainsi jouer le rôle ?
Des gourdins pour cet imposteur !

GLOUSSARD.

Criez, criez, de votre offense
Ça n’empêche pas qu’j’aurai vengeance ;
Et, quoiqu’ voussoyez grand seigneur,
De vos bâtons je n’ai pas peur ;
Des gens comme vous v’là donc le rôle ?
M’ voler ma femme et mon honneur,
Et puis m’ faire assommer, c’est drôle !

En reculant.

Mais j’ vous braverais, j’ n’ai jamais peur.

Il sort par le fond, poussé par les domestiques qui sortent aussi.

 

 

Scène VI

 

LE VICOMTE, seul

 

Le scélérat ! mais quelle raison peut-il avoir de m’accuser ? Il avait tout appris, c’est clair, et sa Suzette est venue... mais, par la sambleu, je n’y étais pas. Que diable ! je ne peux pas m’avouer coupable quand je suis innocent... de fait du moins, sinon d’intention. Et ma femme veut que je m’accuse ! et elle rompra tout si je persiste à nier ! Ah ! mais un moment... c’est qu’elle est charmante, ma petite femme ! lorsqu’on rentrant cette nuit j’ai appris son arrivée, je m’effrayais un peu... mais je l’ai vue et tout a changé... de l’esprit, de la grâce, de la beauté ! Allons, allons, il faudra que je la calme, et j’y réussirai par dieu !...

UN DOMESTIQUE, annonçant.

M. de Surgy !

LE VICOMTE.

Ah ! ah ! voici un consolateur.

 

 

Scène VII

 

LE COMTE, LE VICOMTE

 

LE COMTE.

Bonjour, mon cher Faverolles !

LE VICOMTE.

Bonjour, mon ami ; tu viens déjeuner avec moi ? c’est très bien et je t’en remercie, d’autant plus que je suis fort triste ce matin.

LE COMTE.

Bah ! serait-ce l’arrivée de la femme ? ça produit quelquefois cet effet-là.

LE VICOMTE.

Non, ce n’est pas cela, mon ami.

LE COMTE.

C’est donc ta visite à M. de Maurepas ?

LE VICOMTE, étonné.

Ah ! tu sais que je suis allé chez lui ?

LE COMTE.

Oui, je le sais... t’a-t-il bien maltraité ?

LE VICOMTE.

Au contraire ! après l’avoir longtemps attendu, je m’impatientais et j’allais partir, lorsqu’il revient de Versailles : on lui annonce ma présence, il me fait entrer, et, au lieu de me témoigner du mécontentement, comme je le craignais, il m’accable de marques de bienveillance, me contraint à demeurer près de lui, m’entretient de mille choses qui l’intéressent, et, bref, ne me laisse libre qu’à deux heures du matin.

LE COMTE.

Ce qui t’a fait manquer ton rendez-vous dans la petite maison ?

LE VICOMTE.

Tout juste ! et en rentrant à mon hôtel j’ai appris que ma femme était arrivée de Toulouse.

LE COMTE.

Ce qui t’a empêché de songer à Suzette.

LE VICOMTE.

Naturellement. Mais comment diable es-tu si bien instruit de toutes mes démarches ?

LE COMTE.

Hélas ! mon pauvre Faverolles, c’est que j’ai un aveu à te faire ; j’ai à m’accuser ou plutôt à me vanter près de toi.

LE VICOMTE.

Bah ! et de quoi donc ?

LE COMTE.

D’un tour que je t’ai joué.

LE VICOMTE.

Comment cela ?

LE COMTE.

Cette lettre que tu as reçue et qui t’a fait quitter si précipitamment la petite maison...

LE VICOMTE.

Eh bien !

LE COMTE.

Elle était de moi.

LE VICOMTE.

En vérité ?

LE COMTE.

Eh ! mon Dieu, oui... tu te rappelles la dette que j’avais contractée envers toi, a l’époque de la danseuse de l’Opéra ?

LE VICOMTE.

Très bien ! très bien !

LE COMTE.

La circonstance était si favorable !

LE VICOMTE.

Oh ! j’y suis, j’y suis ! tu as voulu t’acquitterme souffler Suzette ?

LE COMTE.

Précisément.

LE VICOMTE.

Après m’avoir forcé de déguerpir, tu t’es mis en mon lieu et place, et comme il ne devait pas y avoir de lumière...

LE COMTE.

C’est cela même ! mais je te proteste que d’abord je n’avais que des intentions pures ; je voulais ramener cette jeune fille au sentiment de ses devoirs, sauver à son prétendu le malheur dont tu le menaçais...

LE VICOMTE.

Oh ! je te reconnais là ! faire de la morale, des sermons... mais monsieur le prédicateur a manqué de forces,

Et l’occasion, l’herbe tendre...

LE COMTE.

Et je pense,
Quelque diable aussi me poussant...

LE VICOMTE.

Dans l’obscurité tu as été plus loin que tu ne voulais ?

LE COMTE.

Ma foi, si je n’avais pas été brusquement séparé d’elle sans pouvoir la retrouver ensuite...

LE VICOMTE.

Mauvais sujet !

LE COMTE.

Tu vas m’en vouloir, te fâcher peut-être ?

LE VICOMTE.

Me fâcher, t’en vouloir ! ah ! mon ami, tu es mon sauveur, mon dieu tutélaire ! que je t’embrasse !

LE COMTE.

Bah !

LE VICOMTE.

Tout s’explique à présent... me voila justifié, marié et content.

LE COMTE.

Que veux-tu dire ?

LE VICOMTE.

Attends ! attends !

Il sonne.

Ah ! madame ma femme, vous voulez me forcer d’avouer...

À un domestique qui entre.

Avertissez de ma part Mme la marquise de Maillecourt et sa nièce qu’on va servir le déjeuner, et dites-leur que je suis dans ce salon avec mon ami M. de Surgy. Ajoutez que j’ai à leur communiquer une chose de la plus haute importance.

Le domestique sort par le fond.

LE COMTE.

Que signifie cela ?

LE VICOMTE.

Ah ! mon ami, je suis dans une joie dans un ravissement !...

Air : vaudeville des Frères de lait.

De mon hymen je vais presser la fête ;
Joyeux mari, qu’un soupçon désola,
Avec orgueil je relève ma tête !
Dieu !... quel bonheur qu’il se soit trouvé là !
Oui, mon bon ange, ami, t’a placé là !
J’avais beau dire, on me croyait coupable ;
Il me manquait, pour cet heureux lien,
De ma vertu la preuve irrécusable !...
Mais à présent il ne me manque rien.

LE COMTE.

Si j’y comprends un mot...

LE VICOMTE.

Tu vas comprendre dans un moment !... Tiens, j’entends ces dames.

 

 

Scène VIII

 

LE VICOMTE, LA MARQUISE DE MAILLECOURT, ZÉLIE

 

Les dames entrent par le fond.

LE VICOMTE.

J’ai l’honneur, mesdames, de vous présenter mon meilleur ami, M. le comte de Surgy.

LE COMTE, saluant.

Mesdames...

À part.

Ô la charmante femme !... Ce coquin de Faverolles est-il heureux ?

LA MARQUISE.

J’ai beaucoup connu l’oncle de M. le comte : je l’estimais infiniment.

LE VICOMTE, à part.

Je le crois bien !... un mauvais sujet de l’ancienne cour.

LE COMTE.

Je serais heureux, madame, si vous daigniez reporter sur le neveu quelques-uns des sentiments de bienveillance que l’oncle vous inspirait.

LE VICOMTE.

Oh ! c’est que mon ami les mérite ! Vous ne soupçonnez pas toutes les vertus qui le distinguent : quoique lieutenant des vaisseaux du roi, c’est un sage, un Caton maritime.

LE COMTE.

Mon cher Faverolles !...

LE VICOMTE.

Non !... après ce que tu as fait pour moi, je ne saurais trop te vanter.

LA MARQUISE.

Ah ! monsieur le comte vous a rendu un service ?

LE VICOMTE.

Le plus signalé des services.

À Zélie.

Eh bien, ma chère amie, vous vous taisez ?... vous m’en voulez encore, je le vois ! Mais cela ne m’effraie plus, car j’ai maintenant les moyens d’apaiser votre colère.

LE COMTE, à part.

Que veut-il dire ?

LA MARQUISE.

Vous allez donc faire l’aveu qu’on vous demande ? 

LE VICOMTE.

Un aveu complet, et qui dissipera tous les nuages. Oui, ce qu’on est venu vous conter est vrai, oui, un rendez-vous a été donné dans une petite maison à une jeune ouvrière qui ne s’est pas fait longtemps prier pour l’accepter.

ZÉLIE, à part.

Il en convient enfin !

LE COMTE, bas au vicomte.

Es-tu fou ?

LE VICOMTE.

Laisse-moi faire !... Oui, le tapissier Gloussard a été trompé par sa fiancée... mais trompé...

ZÉLIE, à part.

Il croit toujours que c’était Suzette.

LE COMTE, bas.

Mais, encore une fois, je ne souffrirai pas...

LE VICOMTE.

Ah ! il faudra bien que tu souffres !... Oui, un jeune gentilhomme a été coupable ; il s’est laissé entraîner à la séduction irrésistible d’une conversation nocturne, et...

LA MARQUISE.

Allons, allons, voilà qui est bien !... passons les détails ; on n’exigeait qu’un aveu, et cela suffit.

LE VICOMTE.

Point du tout ! cela ne suffit pas... vous n’êtes pas au bout !...

LE COMTE, à demi-voix.

Mon ami !...

LE VICOMTE.

Oh ! tu as beau dire !... mais ce gentilhomme, ce coupable... ce n’est pas moi !

LA MARQUISE, stupéfaite.

Ce n’est pas vous !...

ZÉLIE, à part.

Mon Dieu !...

LE VICOMTE.

Non ! ce n’est pas moi !... c’est le plus cher de mes amis ; c’est l’homme qui veut maintenant m’imposer silence, et qui tire la basque de mon habit pour me faire taire !... enfin c’est monsieur le comte de Surgy !

LA MARQUISE.

Monsieur...

ZÉLIE, à part.

Se pourrait-il ?...

LE COMTE, d’un ton de reproche.

Faverolles !...

LE VICOMTE, riant.

Ah ! ah ! ah !... vous voilà bien surprises !... et toi, tu es un peu contrarié ?

LE COMTE, fâché.

Mais enfin...

LE VICOMTE.

Fil c’est horrible !... profiter de l’obscurité !... séduire une jeune innocente !...

ZÉLIE, bas.

Ô ma tante !...

LA MARQUISE.

Oh ! ça ne se peut pas... c’est une ruse ?...

LE VICOMTE.

Une ruse... j’en appelle à mon ami, homme d’honneur, qui, voyant de quelle importance est pour moi son aveu, n’hésitera pas à rendre le témoignage qu’il doit à la vertu calomniée. Parlez, monsieur le comte !

LE COMTE.

Quelque pénible que soit pour moi la situation où M. de Faverolles m’a placé, puisqu’il s’agit de son bonheur, je ne dois point balancer... je suis le seul coupable.

ZÉLIE, à part.

Et moi, mon Dieu !...

LE VICOMTE, repassant près de la marquise.

De plus rien, ne me serait si facile que de faire certifier mon alibi. Parlez donc, ma bonne amie, dites-moi que vous ne m’en voulez plus.

LA MARQUISE, vivement.

Non, elle ne parlera pas.

LE VICOMTE.

Bah !... et pour quelle raison ?

LA MARQUISE.

Eh ! vraiment, mon neveu, croyez-vous que toutes ces histoires scandaleuses soient bien agréables aux oreilles d’une jeune personne... dans sa position ?

LE VICOMTE, souriant.

Ah ! c’est juste !

LE COMTE, à part.

Comme sa rougeur l’embellit !

UN DOMESTIQUE, entrant.

Madame la marquise est servie.

LE VICOMTE.

À merveille ! Venez, mesdames : allons, la main à ma femme, mon cher Surgy.

Il passe près de Zélie.

LA MARQUISE, arrêtant le comte.

Pardon ! pardon ! ma nièce est encore un peu troublée... précédez-nous, messieurs, et laissez-nous seules un instant.

LE VICOMTE.

Mais, en effet, sa figure est bouleversée !...

Il rit.

Quoi !... pour si peu de chose ?... Il ne faut pas être si susceptible que cela, ma chère amie ! Moi, je suis bien heureux à présent.

Il baise la main de Zélie.

LA MARQUISE.

Il y a de quoi !

LE VICOMTE.

Certes, il y a de quoi ! car maintenant je n’ai plus rien à craindre.

À demi-voix.

Voyons, ma tante, faites-lui un peu la leçon et lites-lui qu’on ne doit pas apporter dans le monde le rigorisme du couvent !

LE COMTE, à part.

C’est singulier, elle a l’air irrite ?

LE VICOMTE, à demi-voix.

Viens, mon ami... il ne faut pas en vouloir à ma femme !... la province, vois-tu !...

LE COMTE.

J’ai de nombreux pardons a demander à ces dames ; mais elles daigneront m’excuser en songeant que ce n’est pas ma faute s’il s’est dit ici des choses qu’elles ne devaient pas entendre.

LE VICOMTE, riant.

Eh ! oui, l’on vous excuse, monsieur le Caton... manqué !... Allons déjeuner !... Souvenez-vous, mesdames, que nous vous attendons.

Les deux hommes sortent par le fond.

 

 

Scène IX

 

LA MARQUISE, ZÉLIE

 

ZÉLIE.

Ah ! ma tante... qu’ai-je fait ?...

LA MARQUISE.

Ma pauvre Zélie !...

ZÉLIE.

Je n’y voulais pas aller à ce funeste rendez vous ! c’est vous qui m’y ayez contrainte !

LA MARQUISE.

Je voulais assurer ton avenir.

ZÉLIE.

Vous l’avez détruit à jamais.

LA MARQUISE.

Ma nièce !...

ZÉLIE.

Plus de mariage ; plus de bonheur pour moi !... Il n’y a qu’un homme dont je pourrais être la femme à présent, et, cet homme, il ne saura jamais ce qui s’est passé entre nous, car j’en mourrais de honte.

LA MARQUISE.

Mais, au lieu de te montrer sévère, comme nous en étions convenues, tu l’as donc écouté avec complaisance ?

ZÉLIE.

Je croyais que c’était mon mari !

LA MARQUISE.

Quand le bruit vous a séparés, que tu t’es sauvée d’un coté, et lui de l’autre, tu n’avais pas l’air fâché du tout.

ZÉLIE.

Je croyais que c’était mon mari.

LA MARQUISE.

C’est la faute aussi, ma chère !... tu ne m’as pas appelée !

ZÉLIE.

Je croyais que c’était...

LA MARQUISE.

Il n’y a rien à répondre à cela !... mais que faire maintenant ?

ZÉLIE.

Rompre tous les liens qui m’attachaient à votre neveu, partir pour Toulouse aujourd’hui même, et vivre seule, toujours seule, avec des souvenirs... et des regrets.

LA MARQUISE.

C’est une triste compagnie.

ZÉLIE, à elle-même.

Il paraissait si bon ! son langage était si tendre !... Ah ! qu’il ignore toujours...

LA MARQUISE.

Mon maladroit de neveu !... ne pas se trouver à u rendez-vous qu’il donne !...

ZÉLIE.

Ah ! mon Dieu, ma tante !... et cette lettre que vous avez écrite ce matin à Suzette en lui renvoyant ses habits ?

LA MARQUISE.

Eh bien ?...

ZÉLIE.

Cette lettre, elle explique tout ; elle prouve que ce n’est pas Suzette, que c’est moi qui étais dans la petite maison.

LA MARQUISE.

Il avait bien fallu le lui promettre ; c’était le témoignage irrécusable de son innocence.

ZÉLIE.

Mais elle la montrera, cette lettre.

LA MARQUISE.

Il n’y a pas de doute.

ZÉLIE.

Et tout se découvrira, et je serai accusée moi !... Ah ! ma tante, il n’y a pas un moment à perdre ; il faut voir Suzette, la décider.

LA MARQUISE.

Tais-toi ! voici mon neveu.

 

 

Scène X

 

LA MARQUISE, ZÉLIE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

Eh bien, mesdames, vous ne venez pas ?... vous nous laissez déjeuner seuls, mon ami et moi ?... Mais c’est fort mal.

LA MARQUISE.

Nous n’avons pas faim.

LE VICOMTE.

Est-ce que vous gardez rancune à ce pauvre Surgy ?... Oh ! ma tante, je ne vous reconnais pas là !... Et vous, chère Zélie, quand je suis si joyeux, quand nous allons resserrer et rendre indissolubles les nœuds qui nous unissent...

ZÉLIE.

Jamais...

LE VICOMTE.

Comment... jamais ?... Ah çà, pas de mauvaise plaisanterie, je vous conjure !... je suis, je veux être votre mari, entendez-vous ?...

ZÉLIE.

Je ne puis pas être votre femme.

LE VICOMTE.

Allons donc !...

ZÉLIE.

Je vous vois et je vous parle pour la dernière fois ! ce mariage est impossible.

LE VICOMTE.

Qu’est-ce qui s’y oppose ?...

ZÉLIE.

Je vous l’écrirai de Toulouse.

Elle sort troublée par la gauche.

 

 

Scène XI

 

LA MARQUISE, LE VICOMTE

 

LE VICOMTE.

En voici bien d’une autre !... ma tante, que signifie cela ?

LA MARQUISE.

Cela signifie qu’elle refuse de ratifier les engagements qu’on a pris pour elle dans son enfance ; qu’elle ne sera pas votre femme, et qu’elle retourne dans sa province.

LE VICOMTE.

Dans sa province... toute seule ?...

LA MARQUISE.

Non !... avec moi.

LE VICOMTE.

Avec vous ?... mais c’est incroyable !... vous me direz au moins pourquoi !

LA MARQUISE.

Pourquoi ?... je vous l’écrirai de Toulouse.

Elle sort par la gauche.

 

 

Scène XII

 

LE VICOMTE, puis LE COMTE

 

LE VICOMTE, seul un instant.

Je reste anéanti !... que diable peut-elle avoir contre moi ? Comment... lorsqu’elle devrait être enchantée, ravie de me trouver innocent... moi qui n’en ai pas l’habitude !... elle ne veut plus me voir ni me parler !... c’est à confondre l’imagination !...

LE COMTE, entrant par le fond.

Ah ! te voilà !... eh bien ! mon cher Faverolles, qu’as-tu donc pour quitter ainsi le déjeuner ?

LE VICOMTE.

Il s’agit pardieu bien d’autre chose que de déjeuner, à présent !...

LE COMTE.

Qu’est-ce donc ?... tu as l’air tout consterné.

LE VICOMTE.

On le serait à moins. Ma femme vient de me signifier qu’elle renonce à moi, et qu’elle part pour Toulouse aujourd’hui même.

LE COMTE.

En vérité ?...

LE VICOMTE.

Y comprends-tu quelque chose ?

LE COMTE, étonné.

Comment ?... elle veut rester libre, elle refuse de s’unir à toi ?...

LE VICOMTE.

C’est inconcevable, n’est-ce pas ?

LE COMTE.

Dam ! elle n’aura pas cru peut-être à ton innocence.

LE VICOMTE.

C’est cela !... c’est cela même !... il ne peut y avoir que cela !... Oh ! ces têtes du Midi !... que faire !... eh bien, tu vas ajouter à toutes les obligations que je t’ai déjà.

LE COMTE.

Moi ?...

LE VICOMTE.

Sans doute !... il n’y a que loi qui puisses la convaincre, la persuader...

LE COMTE.

Mais...

LE VICOMTE.

Oh ! tu ne me refuseras pas ce bon office...

Air d’Yelva.

De mes ennuis, de ma souffrance,
Mon cher, il faut prendre pitié :
Quand ton aveu m’a rendu l’espérance,
Ne laisse pas ta besogne à moitié !
Je croyais que mon mariage,
Grâce à tes soins, était fort avancé ;
Songe qu’on doit achever son ouvrage
Quand on l’a si bien commencé.

LE COMTE.

Cependant...

LE VICOMTE.

Je vais écrire à ma femme, là, tout de suite une lettre éloquente, pathétique !... tu vas la lui porter, n’est-ce pas ?... et tu plaideras ma cause.

LE COMTE.

Écoute donc !... cette commission...

LE VICOMTE.

Tout ce que je dis, tout ce que j’affirme, moi, lui est suspect ; mais toi, tu feras passer dans son cœur la conviction qui doit la fléchir !... tu pro testeras, tu te jetteras ses pieds, s’il le faut !... mon ami, mon bon ami, ne repousse pas ma prière.

LE COMTE.

Allons, puisque tu l’exiges...

LE VICOMTE.

Ah ! merci, merci !... je vais être brûlant, entrainant !... je me sens en verve !... Saint-Preux écrivant à Julie n’aura jamais été plus passionné !

Il se met à une table à gauche ut écrit.

 

 

Scène XIII

 

LE VICOMTE, à la table et se disposant à écrire, GLOUSSARD, LE COMTE

 

GLOUSSARD, entr’ouvrant la porte du fond.

Monsieur le vicomte de Faverolles !... ah ! je vous trouve, c’est bien heureux !...

LE VICOMTE.

C’est encore toi, imbécile ?...

LE COMTE, à part.

Oh ! oh ! le pauvre prétendu !

GLOUSSARD.

Oui, monsieur, c’est moi qui viens...

LE VICOMTE.

Pour me parler encore de la Suzette, n’est-ce pas ?

GLOUSSARD.

Certainement que je veux vous parler d’elle.

LE VICOMTE.

Eh bien ! tu m’ennuies et je n’ai pas le temps de l’écouter.

GLOUSSARD.

Mais ce que j’ai à vous dire...

LE VICOMTE.

Je te répète que tu m’ennuies !... laisse-moi tranquille !... ou bien, liens, adresse-toi à monsieur...

Il indique le comte.

GLOUSSARD.

À monsieur ?...

LE VICOMTE.

Oui, ça le regarde plus que moi !...

LE COMTE, à part.

C’est juste !

GLOUSSARD.

Vous croyez ?

LE VICOMTE.

Dis-lui ce que tu voulais me conter, et surtout ne parle pas trop haut pour ne pas m’interrompre. Allons, Surgy, débarrasse-moi de ce manant-là !...

Riant.

c’est ton affaire, mauvais sujet...

LE COMTE, à part.

Il a raison, je suis coupable, et c’est à moi de subir les reproches.

Haut.

Voyons, monsieur Gloussard, venez par ici et parlez.

Il l’emmène dans l’autre coin du théâtre.

GLOUSSARD.

C’est pourtant extraordinaire qu’il veuille que je m’adresse à vous.

LE COMTE.

Pas si extraordinaire que vous le pensez ; qu’aviez-vous à dire ?...

GLOUSSARD.

J’avais des excuses à faire à monsieur de Faverolles.

LE COMTE.

Comment ? des excuses ?

GLOUSSARD.

Oui, monsieur : tantôt j’étais furieux, je suis venu lui chanter pouille à l’occasion de Suzette.

LE COMTE.

Je comprends.

GLOUSSARD.

Non, vous ne comprenez pas... j’étais un grand sot, un grand malheureux !... car il n’est pas coupable du tout.

LE COMTE.

Ah ! vous savez ?...

GLOUSSARD.

Certainement que je le sais !... Et Suzette non plus n’est pas coupable !

LE COMTE.

Bah !...

GLOUSSARD.

Innocente comme l’enfant qui vient de naître, monsieur !... et je l’accusais, et je la soupçonnais... pauvre bijou, va !... où est-ce que j’avais la tête ?...

LE COMTE.

Comment vous croyez ?...

GLOUSSARD.

Je ne crois pas !... je suis sûr, absolument sur !... oh ! il n’y a pas en douter !... pas plus de Suzette que sur ma main au rendez-vous de la Petite-Maison.

LE COMTE.

Qu’est-ce que vous dites ?

GLOUSSARD.

Je dis que ce n’est pas elle qui y est venue.

LE COMTE.

Ce n’est pas elle !...

GLOUSSARD.

Eh non ! une ruse de la vieille marquise !... oh ! la brave femme... en voilà une vieille qui est charmante !... en voilà une que j’embrasserais de bon cœur !...

LE COMTE.

Expliquez-vous plus clairement.

GLOUSSARD.

Vous ne devinez pas ?... C’était la femme de monsieur de Faverolles qui était au rendez-vous.

LE COMTE.

Ah ! mon Dieu !...

LE VICOMTE, à la table, écrivant.

Je vous en prie, parlez plus bas... vous me troublez.

LE COMTE.

C’est juste !

Il passe au milieu ; baissant la voix.

Achève, malheureux, achève !

GLOUSSARD, à demi-voix.

Elle avait pris les habits de Suzette pour mystifier son mari : c’est à sa femme qu’il a donné ce gros baiser.

LE COMTE.

Oh ! ce n’est pas possible !

GLOUSSARD.

Pas possible ? j’ai la preuve du gros baiser dans ma poche.

LE COMTE, à lui-même.

Et pourtant, je me rappelle, son trouble, son émotion, cette main si douce.

GLOUSSARD, tirant une lettre.

Je l’ai là, la preuve ! Une lettre écrite à Suzette par la marquise en lui renvoyant son costume. Quand j’ai été chez elle pour l’agonir d’injures, elle m’a mis ça sous le nez, et vous jugez si j’ai été sot et joyeux !

LE COMTE, saisissant la lettre.

Donne cette lettre, donne.

Il la parcourt.

GLOUSSARD, passant au milieu.

Je me disais aussi, une fille que j’aime, un ange de candeur... Il est vrai qu’il y a eu quelquefois des anges de candeur, dans la couture, qui...

LE COMTE, à lui-même.

Plus de doute !

Il met la lettre dans sa poche.

LE VICOMTE, qui a cessé d’écrire.

Voilà qui est fait ! Ah ça ! cet imbécile-là t’a t-il bien ennuyé de ses doléances ? t’a-t-il bien as sommé de ses reproches ?

GLOUSSARD.

Des doléances ? des reproches ? Mais, au contraire, puisque je venais...

LE COMTE, bas à Gloussard.

Si tu dis un mot de plus, tu es mort !

GLOUSSARD.

Hein ?

LE VICOMTE.

Voyons, que me voulais-tu ?

GLOUSSARD.

Moi ?

LE VICOMTE.

Parle vite, ou sinon...

LE COMTE, bas.

Tais-toi, ou sinon...

GLOUSSARD.

Je voulais... je ne sais pas... parce que...

LE VICOMTE.

Est-ce qu’il est fou ?

LE COMTE.

Va-t’en, misérable, va-t’en ! et dépêche-toi, je te le conseille !

GLOUSSARD.

Je m’en vas, je m’en vas. Pourtant...

LE COMTE, le prenant au collet.

Encore ! Ah ! hors d’ici, malheureux, hors d’ici !

GLOUSSARD.

Aïe ! aïe ! aïe ! vous m’étranglez !

LE COMTE.

Que Satan te confonde, et qu’on ne te revoie plus !

Il le jette dehors.

 

 

Scène XIV

 

LE VICOMTE, LE COMTE

 

LE VICOMTE.

Diable ! comme tu le mènes ! Séduire la prétendue et battre l’amoureux, c’est de la régence toute pure, et tu te formes ! Mais laissons là ce manant, et écoute-moi. Voici ma lettre, mon ami : c’est chaud, c’est touchant, c’est d’une éloquence... Tu vas la prendre, la porter à ma femme, la voir, lui parler...

LE COMTE, troublé.

Oui, il faut que je la voie, il faut que je lui parle.

LE VICOMTE.

Ne néglige rien pour toucher son cour, pour l’attendrir !

LE COMTE.

Sans doute, l’attendrir, toucher son cœur.

LE VICOMTE.

Très bien, très bien ! tu es déjà tout agité, ta voix est émue. Oh ! tu triompheras ! Ne laissons pas s’éteindre ce beau feu ; tiens, prends et va près d’elle.

LE COMTE.

Oui, oui.

LE VICOMTE.

Courage, mon cher Surgy, courage ! mon sort est entre les mains !

LE COMTE, prenant la lettre.

Adieu, Faverolles, adieu ! Je vais faire mon devoir !

Il sort précipitamment par la gauche.

 

 

Scène XV

 

LE VICOMTE, seul

 

Voilà un cœur dévoué ! c’est qu’il paraissait vraiment plus troublé que moi ! Oh ! il réussira ! Chère Zélie, je suis bien heureux, il faut en convenir, que Surgy ait pris ma place dans la petite maison ; ce n’est qu’aux mauvais sujets comme moi que ces bonheurs-là arrivent ! Ah ! ah ! je les entends, ils viennent de ce côté. Déjà ! diable ! elle résiste à ses prières, il la poursuit ! Voyons comment il va plaider ma cause.

Il se place derrière le rideau de la fenêtre droite.

 

 

Scène XVI

 

LE COMTE, ZÉLIE, LE VICOMTE, derrière le rideau

 

ZÉLIE.

Laissez-moi, monsieur, de grâce, laissez-moi !

LE COMTE.

Oh ! vous m’écouterez, madame, vous m’écouterez !

ZÉLIE.

Je n’en ai que trop entendu.

LE VICOMTE, à part.

Est-elle assez prude, ma femme ?

LE COMTE.

Cette détermination cruelle que vous voulez prendre, ce départ dont vous nous menacez, mais c’est impossible ! Faite pour plaire et pour être aimée, vous ne vous condamnerez point à éternelle solitude ! vous ne le pouvez pas, vous ne le devez pas !

ZÉLIE.

Monsieur...

LE VICOMTE, à part.

De l’âme ! de la chaleur ! très bien ! très bien !

LE COMTE.

Tout à l’heure vous m’avez compris, madame ! Quelque étranges que vous paraissent ma conduite et mes discours, vous ne pouvez plus vous tromper, et vous savez pour qui je vous parle.

LE VICOMTE, à part.

Pardieu ! et moi donc ?

LE COMTE.

Vous n’ignorez plus qu’il est un homme qui n’a pu vous voir sans vous adorer, sans vous donner sa vie ; un homme dont l’avenir a dépendu d’un seul de vos regards.

LE VICOMTE, à part.

C’est superbe !

LE COMTE.

Cet homme, ce matin encore, il ne vous connaissait pas ; à présent il n’y a plus pour lui de bonheur possible sans vous ! Vous êtes la femme qu’il avait créée dans ses rêves de félicité ! votre image ne le quittera plus ! En quelque lieu que vous soyez, son cœur, ses vœux, son amour vous suivront ! Ô madame, pourriez-vous le réduire au désespoir ?

LE VICOMTE, à part.

Je suis attendri jusqu’aux larmes ! Braye garçon, va !

ZÉLIE, faisant un mouvement.

Je vous en supplie, monsieur...

LE COMTE, lui prenant la main.

Oh ! vous ne me fuirez pas ainsi !

LE VICOMTE, à part.

Cette femme-là a un cœur de rocher !

LE COMTE.

Ne détournez pas les yeux, je vous en conjure ! laissez tomber sur l’homme qui vous implore un de ces regards qui décident de toute une existence.

ZÉLIE, à part.

C’est la même voix si douce, le même langage si tendre ! Ah ! s’il savait...

LE COMTE.

Vous ne répondez pas ? Serez-vous donc inexorable ?

ZÉLIE, avec un peu d’embarras.

Mais comment croire à un amour venu si vite ?

LE COMTE.

Eh ! madame, l’amour a-t-il besoin du temps ? L’amour fait éprouver, dès la première vue, une émotion aussi forte qu’elle est rapide.

Air : Un matelot.

À notre insu, souvent, il nous entraîne
Vers un objet qui doit régner sur nous ;
Un mot, un geste, un regard nous enchaîne,
On est séduit, l’ou tombe à ses genoux !
Oui, croyez-moi, cette céleste flamme,
Un seul instant suffit pour l’allumer !...

ZÉLIE.

Mais le temps soul peut convaincre une femme 

LE COMTE.

On perd le temps qu’on passe sans aimer (bis).

LE VICOMTE, à part, avec émotion.

Comment peut-elle résister à cela ?

LE COMTE.

S’il y rut, dans la conduite de cet homme, des choses qui peuvent, qui doivent vous irriter contre lui, c’est : vos pieds qu’il maudit ses erreurs, et qu’il vous jure un dévouement sans bornes, un amour inaltérable !

LE VICOMTE, à part, portant son mouchoir à ses yeux et étendant la main.

Certainement, je le jure !

ZÉLIE, à part.

Ô mon pauvre cœur !

LE COMTE.

Eh bien, madame, eh bien, votre âme ne s’ouvrira-t-elle point à la pitié ? ne pardonnerez-vous pas ?

ZÉLIE.

Eh bien, monsieur, levez-vous, j’entends du bruit... levez-vous.

LE VICOMTE, à part.

Au diable les importuns ! elle allait se laisser fléchir.

 

 

Scène XVII

 

LE COMTE, ZÉLIE, LE VICOMTE, LA MARQUISE, GLOUSSARD

 

GLOUSSARD, à la marquise en entrant.

Je vous répète, madame, que je ne l’ai plus cette bienheureuse lettre. ZÉLIE.

Vous ne l’avez plus ? qu’en avez-vous fait ?

LE VICOMTE, à part.

Toujours ce Gloussard !

GLOUSSARD.

Suzette me l’avait remise, et j’étais content, content !... ah ! pauvre chérubin du ciel ! je l’aime-t-y à cette heure !

LA MARQUISE.

Achevez donc ! Qu’est devenue ma lettre ?

ZÉLIE, à part.

Je tremble !

GLOUSSARD.

Un monsieur me l’a prise, ici même, et il l’a gardée... et, tenez, le voilà ce monsieur !

Il indique le comte.

ZÉLIE.

Ciel !

LA MARQUISE.

M. de Surgy !

ZÉLIE, à part.

Il savait tout, et il n’en parlait pas ! que de délicatesse !

LE VICOMTE, à part.

De quelle lettre s’agit-il ?... je n’y comprends rien.

GLOUSSARD.

Quand j’ai voulu la ravoir, il a voulu m’étrangler, lui ; moi, je ne l’ai pas voulu, et je me suis sauvé. Oh ! monsieur, vous allez me la rendre, c’est la preuve de l’innocence de ma Suzette, voyez-vous !

LE VICOMTE, à part.

Comment ! l’innocence de Suzette ?

LE COMTE.

Oui, Gloussard, je veux te rendre cette lettre, et cela dépend de madame, un seul mot suffira : qu’elle daigne croire à tout ce que je lui ai dit, qu’elle consente à m’accorder sa main !

LA MARQUISE.

Ah ! ah !

LE VICOMTE, à part.

Sa main ! à lui ?

GLOUSSARD.

Sa main ! à vous ? je ne comprends pas, mais je n’ai pas besoin de comprendre.

Il passe à l’extrême droite.

C’est la lettre qu’il me faut, car Suzette ne veut plus de moi si je ne la lui rap porte pas.

À Zélie.

Oh ! madame, ma lettre !

ZÉLIE, baissant les yeux.

Allez la reprendre.

LE COMTE, tendant la lettre à Gloussard.

Quel bonheur !

LE VICOMTE, qui s’est approche doucement, s’emparant de la lettre.

Un moment ! je suis curieux, moi, de savoir ce qu’il y a dans cette lettre.

LE COMTE.

Mon ami !

ZÉLIE.

Monsieur !

LE VICOMTE.

Je ne sais pas pourquoi je commence à soupçonner que, depuis ce matin, je joue un singulier rôle.

LA MARQUISE.

Il est temps de vous en apercevoir.

LE VICOMTE, qui a lu la lettre.

Ouf ! je suffoque !

GLOUSSARD.

Il se trouve mal ! Voulez-vous du vulnéraire ?

LE VICOMTE.

C’est évident, c’est incontestable, et tout s’explique ! Ah ! monsieur le comte de Surgy...

LA MARQUISE.

Mon neveu...

LE COMTE.

Je suis à ta discrétion.

LE VICOMTE.

Oh ! certes !

À lui-même.

Mais, au fait, quand je le tuerais, je n’en serais pas moins mystifié, et s’il me tuait, je n’en serais pas plus heureux.

Il regarde en dessous Zélie et le comte.

Ils s’aiment, c’est clair ; et comme elle a l’air malheureux !... Allons, puisqu’il n’y avait entre elle et moi que des engagements qu’on peut rompre...

Air de Turenne.

Je fus trompé !... mais un Dieu tutélaire
Permet un moins qu’il ne soit pas trop tard ;
Et malgré moi je sens que ma colère
Tombe et s’éteint sous ce triste regard ;
De mon malheur accusons le hasard !

Zélie.

Oui, pour vous plaire, un cœur blesse se dompte :
Comblez les Vaux de mon heureux rival !

À demi-voix, à la marquise.

On ne peut plus refuser le total
Quand on donne un pareil a compte.

ZÉLIE.

Ah ! mon cousin...

LE COMTE.

Mon ami, que je suis heureux aujourd’hui de n’avoir pas été coupable hier !

LE VICOMTE.

C’est bon ! c’est bon !

GLOUSSARD.

Tiens, monsieur va épouser votre femme ! c’est drôle !

LE VICOMTE.

Te tairas-lu, imbécile ?

GLOUSSARD.

Imbécile tant que vous voudrez ; je ne céderais pas Suzette, moi. Ah ! dites donc, monsieur, et ma lettre ?

LE VICOMTE.

La voilà, et que le diable l’emporte avec elle !

LA MARQUISE.

Il y a quelquefois du danger à prendre une petite maison.

LE VICOMTE.

Je la vends demain.

LE COMTE.

Et je la rachète aujourd’hui ; c’est là que mon bonheur a commencé, c’est là qu’il se continuera.

GLOUSSARD.

Et je la décorerai... voluptueusement, vous verrez !

CHŒUR GÉNÉRAL.

Air : Vaudeville de Susanne.

Dans cette maison
Qu’un époux rachète,
Tout va, vous dit-on,
Changer de ton.
Là plus de cachette,
D’embûche secrète,
Car en ce séjour
L’hymen doit remplacer l’amour.

ZÉLIE, au public.

Moi, dans cet asile
Où l’amour m’exile,
Je veux recevoir
Beaucoup de monde chaque soir :
Entrez donc, de grâce !
Nous vous ferons place,
Je vous retiens tous !...
Y viendrez-vous ?

CHŒUR.

Dans cette maison, etc.

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